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La mémoire est-elle encore  “la sentinelle de l’esprit”1 à l’ère du numérique et des réseaux sociaux ?

Si la question reste pertinente pour la mémoire humaine, on peut s’interroger sur ses effets lorsqu’il s’agit de mémoire numérique diffusée dans le cyberespace.

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Pas un jour ne se passe sans que l’on puisse lire ou entendre  les mésaventures d’un quidam ou célébrité  qui cherche à gommer les informations ou images peu avantageuses  de son passé, mises en pâture sur le Net.

Les adolescents sont souvent les premières victimes de  leur “quart d’heure de célébrité” prédit pour chacun de nous par Andy Warhol 2 dans un futur qui est déjà présent.

Et pour ceux qui ne souhaitent plus être sous les “Feux de la rampe”, et qui sont soucieux de leur “E.réputation”  il reste difficile de faire disparaitre les traces numériques les plus visibles que l’on a pu laisser sur le Net.

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Le problème a pris une telle ampleur, notamment aux USA , que l’État de Californie vient d’adopter une loi, dite “loi gomme” ( Erase Bill)   pour permettre aux jeunes, par l’ajout d’une fonction “delete” sur  les sites de réseaux sociaux,  de supprimer de leur page personnelle,  des commentaires ou photos qu’ils jugeraient, par la suite, embarrassants. Cette loi n’entrant en vigueur qu’en 2015, les adolescents californiens devront faire preuve de prudence jusque là. En outre, ils ne pourront  pas gommer ce que leurs “amis” posteront sur leurs pages personnelles.

D’autres catégories de personnes aimeraient cependant disposer d’un “droit à l’oubli” numérique, post mortem…!

Toutes nos données et messages Internet étant désormais stockées dans les nuages de nos fournisseurs d’accès internet et de téléphonie mobile, certains, pensant à l’au delà et à un éventuel purgatoire… s’interrogent sur les moyens d’empêcher leur proches d’accéder aux données et autres messages de leur vie passée, laissés dans les méandres du virtuel. Les proches, de leur côté, aimeraient voir supprimer la page personnelle du défunt des réseaux sociaux.

Cette question est réglée, de façon contractuelle, dans les conditions générales de services,    par les hébergeurs et fournisseur d’accès aux réseaux sociaux, tel Google ou Facebook.  Google a mis en place un système d’héritage virtuel, selon le journal Rue 89. Les pages Facebook sont transformées en mémorial…mais l’accès aux données n’est pas garanti…sauf si la personne décédée y a expressément consenti de son vivant…selon le journal Le Point.

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Pour les données numériques, en France, la loi dite Informatique et Libertés de 1978 , prévoit un mécanisme de suppression des contenus ou de rectification  si la personne détient un motif légitime.

Au niveau Européen, il existe une directive communautaire du 24 octobre 1995 sur la protection des données personnelles et un règlement européen est en cours d’adoption par le Parlement Européen .

Il n’existe cependant pas à ce jour de véritable droit automatisé à l’oubli. Ce sont les tribunaux qui examinent les demandes au cas par cas. En effet, le droit à l’oubli se heurte à une liberté fondamentale qui est celle de la liberté d’expression et d’information. Une tierce autorité se doit donc d’examiner et peser les intérêts en présence.

La problématique actuelle a été résumée par un avocat général devant la CJCE dans une affaire opposant Google à un citoyen espagnol.

“ Aujourd’hui, la protection des données à caractère personnel et de la vie privée des individus prend une importance croissante. Tout contenu, y compris des données à caractère personnel, qu’il s’agisse de textes ou de matériaux audiovisuels, peut, au format numérique, être rendu accessible, dans le monde entier, de manière instantanée et permanente. L’Internet a révolutionné nos vies en éliminant les barrières techniques et institutionnelles à la diffusion et à la réception des informations, et a créé une plate-forme pour différents services de la société de l’information. Ces innovations bénéficient aux consommateurs, aux entreprises et à la société en général. Elles ont donné lieu à une situation sans précédent, dans laquelle un équilibre doit être trouvé entre plusieurs droits fondamentaux, tels que la liberté d’expression, la liberté d’information et la liberté d’entreprise, d’une part, et la protection des données à caractère personnel et de la vie privée des individus, d’autre part.”

En l’espèce, l’avocat général a conclu que le référencement des données étant effectué automatiquement par un moteur de recherche, on ne pouvait lui imposer de supprimer, sur demande de la personne intéressée,  les contenus litigieux.

La CJCE n’a pas à ce jour rendu son jugement dans cette affaire qui reste à suivre.

En France, le TGI de Paris a cependant  condamné Google Inc., le 23 octobre 2013, a été condamnée sous astreinte à “supprimer de ses suggestions de recherche dans la “fonctionnalité” “Saisie semi-automatique” et dans la rubrique “Recherches associées” outre 4000 euros de dommages et intérêts.

Puis, le 6 novembre dernier, cette même juridiction a condamné Google Inc. à  dé-référencer et supprimer sous astreinte de 1000 euros par jour des images classées X, IMGP1085portant atteintes à la vie privée d’une personne.

Les moteurs de recherche, site de réseau sociaux  et hébergeurs Internet ne sont pas les seules “cibles” des défenseurs du droit à l’oubli.

Certaines données publiques numérisées et rendues librement accessibles au public peuvent causer des troubles importants dans la vie privée des personnes. Il s’agit notamment des décisions de justice publiées sur des sites en ligne d’accès libre. Grâce aux moteurs de recherche, l’internet est devenu un moyen redoutable d’investigation sur les tiers, à des fins diverses, qu’il s’agisse de recruter un employé, locataire ou partenaire.

Or, certains candidats peuvent être éliminés d’office à la suite de cette première et superficielle investigation en raison de leur passé numérique… qui parfois peut s’expliquer facilement…encore faut-il que l’opportunité et le bénéfice du doute soit accordé… tel l’existence d’un homonyme, d’une erreur de jeunesse, une simple explication  etc. La revue Communication Commerce Electronique d’octobre  2013 rapporte que la Cour d’appel de Paris a autorisé une personne à changer l’ordre de ses prénoms (Igor) car les recherches sur Internet rappelaient un passé criminel pour lequel il avait été acquitté par la suite. Compte tenu des circonstances du drame, par cette mesure plus simple à mettre en oeuvre qu’un changement de prénom, la Cour lui a accordé implicitement un droit à l’oubli numérique.

En France, la CNIL recommande de rendre anonyme de telles décisions , lorsqu’elles impliquent des personnes physiques et de supprimer les adresses. La loi prévoit également pour certains types de litiges  ( notamment pour certaines  matières pénales et la justice des mineurs) l’anonymisation des décisions de justice. La Cour de Cassation a fait une étude sur cette question qui série bien les différents enjeux.

Au Canada, tel n’est pas le cas à ce jour. Les principes de transparence, de liberté d’information primant sur le droit à l’oubli, à ce jour.

Ainsi que le précise Jean Goulet dans son article sur ce sujet 3, au Québec les tribunaux sont partagés entre le droit au souvenir et celui de l’oubli … “un droit inaperçu”.

Bien qu’il existe une loi fédérale sur la protection de la vie privée 4 et des mesures concernant l’application de cette loi aux litiges civils et notamment l’administration de la preuve électronique, cette loi ne s”étend pas aux décisions de justice rendues et publiées en ligne qui sont d’accès public.

L’intérêt  du public prime donc sur l’intérêt du particulier ainsi que le rappelle Pierre Trudel dans son blogue du 5 octobre dernier.

Le droit canadien met souvent en “balance” les intérêts des différentes parties quand une question de violation de la vie privée et les juges font souvent preuve de pragmatisme.

Un très récent jugement de la Cour Suprême  du 7 novembre 2013 5, rendu en matière pénale, en est une illustration supplémentaire. En l’espèce, la Cour distingue la fouille d’un ordinateur …de celle d’un placard et précise qu’un “tel appareil doit être considéré comme un lieu distinct”. En conséquence, il faut une autorisation préalable d’une autorité judiciaire avant de procéder à la fouille d’un ordinateur. Néanmoins, cela n’empêche pas la police de saisir l’ordinateur pour préserver “l’intégrité de la preuve”. Après mise en balance des intérêts de la Société et de celui du saisi , ces éléments de preuve n’ont pas été écartés , même si la fouille a été jugée illégale. Ce jugement est à rapprocher de celui évoqué dans un précédent billetR. c. Cole , à propos d’un ordinateur professionnel. La Cour Suprême avait fait preuve du même pragmatisme quant à l’admissibilité de la preuve.

L’adoption le 23 octobre dernier du projet de Règlement Européen par le Parlement  Européen au même moment où éclatait la révélation sur l’espionnage des données privées par  la NSA semble être une réaction à une préoccupation grandissante des citoyens sur le respect de leur vie privée numérique. Le droit d’être effacé, comprenant le droit à l’oubli a été ajouté au texte initial.

La mise en place de filtres efficaces nécessite une collaboration étroite entre le législateur et les opérateurs de l’Internet et non pas un renvoi dos à dos. De plus, il ne saurait être question de déresponsabiliser les utilisateurs qui doivent également faire leur propre police et contrôler la diffusion de données sensibles voire compromettantes…en attendant que les moteurs de recherche apprennent à ne se souvenir que des belles choses, comme le film de Zabou Breitman 6.DSCN1727

Un billet de circonstance …à l’approche du  jour du souvenir7 .

M.D le 8 novembre 2013

Notes :

1:That memory, the warder of the brain..” William Shakespeare , Macbeth 1606

2:”In the future everyone will be world-famous for 15 minutes”. Andy Warhol – 1968

3: Développements récentsVolume 188 – Développements récents en droit de l’accès à l’information 2003 Entre la mémoire et l’oubli, le Code civil du Québec et la protection de la vie privée Code civil du Québec – Jean Goulet

4: La Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE)

5: R. c. Vu 7 novembre 2013 CSC

6: référence au film de Zabou Breitman – Se souvenir des belles choses –  2002 – avec Isabelle Carré, Bernard  Le Coq  et Bernard Campan notamment… film… à ne pas oublier.

7: Remenbrance day  ou encore Poppy Day : 11 novembre … … illustré par un jeune “girasoli” à la place du plus traditionnel coquelicot ( poppy) …en mémoire au  film de Vittorio de Sica “I Girasoli”,  fleur qui couvre les champs de soldats italiens morts dans les champs de bataille …en Russie pour la patrie.

 

 

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